Le goût des navets
Illustratrice sans prétention et un peu tombée dans l’oubli, Germaine Bouret (1907-1953), dont le refus entêté de travailler pour Walt Disney ne fut pas le moindre mérite, consacra l’essentiel de sa carrière à réaliser des centaines de gravures (commercialisées sous forme de cartes postales) représentant des enfants dans des situations cocasses ou croquignolettes, mais rarement mièvres.
On peut diversement apprécier le style et l’humour de la plupart de ses dessins au charme désuet, sans pour autant adorer l’ensemble de son œuvre, mais force est de reconnaître qu’une poignée de ses créations sort du lot.
Parmi ces dernières, voici une petite pépite.
On découvre une gamine pour qui l’épluchage des légumes n’a pas vraiment l’air d’être une corvée, à en juger par la bouille à la fois satisfaite et coquine qu’elle affiche. Mais ce qui interpelle, c’est surtout son cadet, un blondinet joufflu haut comme trois pommes, qui la dévore des yeux et lui déclare sans rire : « J’aime bien les navets, mais j’aime pas l’goût !... »
Merveilleuse naïveté de l’enfance, pleine de sensibilité spontanée, et dont l’expression maladroite (car encore ignorante de la pensée rigoureuse et cohérente) n’a d’égale que la verve involontairement poétique !
Mais que veut-il dire par là ? On aimerait entendre le bambin (que l’on devine facétieux) développer ou préciser sa pensée… Car il ne semble pas avoir conscience de l’aspect contradictoire de son propos : comment peut-on bien aimer un produit exclusivement destiné à l’alimentation sans en aimer le goût ? Il est donc vraisemblable que le navet représente à ses yeux bien plus qu’une vulgaire racine comestible garnissant le pot-au-feu…
Nul besoin d’être fin psychologue pour deviner pourtant qu’il n’aime pas les navets ! Profondément absorbé dans la contemplation de sa grande sœur, cet épicurien en culottes courtes est manifestement en train d’assouvir avec délectation une irrépressible pulsion scopique et savoure le moment présent avec une jubilation non dissimulée. De là à parler de « perversion polymorphe » (ou détournée), il n’y a qu’un pas : confortablement accoudé sur la table et jouissant du spectacle, il s’abandonne au véritable objet de son désir ; car ce qu’il « aime bien », au fond, c’est la charmante compagnie de son aînée et la dextérité avec laquelle celle-ci manipule et détaille les prosaïques légumes.
On aime à penser que ce môme a devant lui un bel avenir de libertin…