Angoissante beauté
Carlo Carrà (1881-1966)
La maîtresse de l’ingénieur
1921, Fondation Peggy Guggenheim, Venise
Une étrange figure féminine posée à même le sol se découpe sur un fond nocturne (ou auroral, à en juger par la lueur au ras de l’horizon ?), tandis que sur la droite, un compas et une équerre sont représentés comme plaqués à la verticale le long d’un pan de mur. La scène semble baignée d’une clarté lunaire ; deux ombres portées indiquent que la principale source de lumière provient de la droite. Voilà pour la description sommaire.
Nous sommes dans un espace improbable, dont la perspective aléatoire et l’ambiance inquiétante sont communes à de nombreuses œuvres de la Pittura metafisica, un éphémère mouvement artistique italien fondé en 1917 par Carlo Carrà (avec son vieux copain Giorgio De Chirico).
Le titre du tableau nous est précieux : la tête oblongue représentée de profil, légèrement inclinée et dont la blancheur sculpturale se détache du fond, est celle de la « maîtresse », l’amoureuse de l’ingénieur ; la bouche entr'ouverte, elle affecte une expression rêveuse et contemplative, tout en fermant ostensiblement les yeux face aux instruments de travail de son amant. Pourtant, celui-ci demeure physiquement absent de la scène, seulement symbolisé par ses emblèmes… Dans ce temps suspendu, le désir et les sentiments semblent donc se jouer de la raison calculatrice désincarnée.
Pour le reste, les qualités esthétiques de l’œuvre, la saveur de son angoissante beauté, échappent aux outils et aux formules usuelles du discours explicatif, à l’instar de la femme aimante incomprise, en butte à la froideur géométrique de l’homme de science.